JULIE BAWIN : L’artiste et la <i>Wunderkammer</i>. De l’œuvre-collection à l’exposition muséale
Cabinets de curiosités
du XXI e siècle

JULIE BAWIN

L’artiste et la Wunderkammer.
De l’œuvre-collection à l’exposition muséale.

Nul ne peut ignorer le regain d’intérêt qui se manifeste aujourd’hui pour le modèle du cabinet de curiosités, tant dans le monde de l’art et des musées que dans l’univers plus strictement commercial et domestique. De la collaboration entre Damien Hirst et la maison Deyrolle en 2014 aux nouvelles tendances « déco » en passant par la reconstitution, dans les musées les plus divers du monde occidental, de chambres de merveilles, on ne compte plus les témoignages d’un goût toujours plus affirmé pour les micro-collections, les animaux empaillés et les accumulations d’objets tantôt ordinaires ou naturels, tantôt exotiques et étranges. Mais en admettant que la Wunderkammer soit devenue le Zeitgeist des années 2000-2010, et qu’il est difficile, en cela, de savoir si on est face à un nouvel état d’esprit ou à un simple phénomène de mode, il convient de ne pas occulter le long et lent processus d’artification dont elle a été l’objet tout au long du XXe siècle. La fortune de la Wunderkammer ne peut en effet se comprendre sans mesurer l’apport d’artistes et de penseurs qui, depuis les premières avant-gardes jusqu’à nos jours, ont trouvé dans le cabinet d’art et de merveilles de quoi alimenter leurs réflexions et leur inspiration. C’est l’objectif de cet article de considérer cet apport, d’en mesurer les conséquences sur le monde muséal, et de le faire en rappelant d’abord brièvement les raisons pour lesquelles ce modèle, avant d’être redécouvert, a été délaissé, voire réprouvé.

Du chaos des cabinets de curiosités à l’ordre muséal1

Sans revenir sur l’histoire des cabinets de curiosités et leurs spécificités depuis le XVe jusqu’au XVIIIe siècle, il convient néanmoins de rappeler le démantèlement dont ils ont été l’objet avec l’avènement de la spécialisation et de la disciplinarisation propres au musée moderne du XIXe siècle. Cela ne veut évidemment pas dire que tous les musées et que toutes les activités de collection se sont ouvertes à la spécialisation et aux principes scientifiques de classification prônés par le musée, mais il est clair qu’un nouveau leitmotiv va s’imposer, à savoir le passage du « chaos » du cabinet de curiosités à « l’ordre » des collections muséales. Comme l’écrit l’historienne Patricia Falguières, déjà citée en note, « tout désordre dans le musée va bientôt signifier un retard, une survivance, un archaïsme »2. Démantelé, bien souvent méprisé, le cabinet de curiosités continuera toutefois d’imprégner l’univers d’un grand nombre de collections, qu’elles soient privées ou publiques. L’hétéroclisme s’est en effet maintenu dans maintes collections particulières – lesquels ne sont naturellement pas tenues au respect du classement scientifique muséal –, et a persisté aussi dans des institutions qui, n’étant pas en mesure de se constituer des collections de façon aussi rationnelle que les musées nationaux, ne pouvaient obéir à la règle de l’ordre et de l’opposition entre nature et culture. Beaucoup de musées, qualifiés de « mixtes », ont ainsi continué à conserver, et même à exposer, des accumulations hétéroclites d’objets3.
Bien qu’il n’ait jamais disparu du monde de la collection, le revival du cabinet de curiosités doit pourtant moins à la persistance du caractère mixte de nombreuses collections qu’aux réappropriations successives dont la Wunderkammer a été l’objet. Dès les années 1920-1930, elle a suscité l’intérêt des avant-gardes, « à commencer par les surréalistes amateurs comme on le sait de rencontres fortuites et souvent collectionneurs eux-mêmes »4. Les expositions ont à cet égard joué un rôle essentiel, comme le montre L’exposition surréaliste d’objets qu’organisa André Breton à la galerie Charles Ratton à Paris en 1936.

Quand le surréalisme expose le cabinet de curiosités

L’exposition surréaliste d’objets a ceci d’exemplaire qu’elle fit revivre, de manière parfaitement manifeste, le dispositif du cabinet de curiosités, tant par l’usage des armoires-vitrines que par le type d’objets exposés. Breton dénombrera les pièces exposées en ces termes : « Objets naturels, minéraux (cristaux contenant de l’eau plusieurs fois millénaire), végétaux (plantes carnivores), animaux (tamanoir, œuf d’oepyornix), des objets naturels interprétés (un singe en fougère) ou incorporés à des sculptures, des objets perturbés (c’est-à-dire modifiés par des agents naturels, incendies, tempêtes, etc.) […] plusieurs objets venus de l’atelier de Picasso, qui prennent place, historiquement, avec les célèbres readymade et ready-made aidés de Marcel Duchamp, également exposés. Enfin les objets dits sauvages, les plus beaux fétiches et masques américains et océaniens. […] Les objets mathématiques, surprenantes concrétisations des plus délicats problèmes de géométrie dans l’espace, et les objets trouvés et objets trouvés interprétés, nous conduisent aux objets surréalistes proprement dits »5.
À travers leur initiative, les surréalistes entendaient faire cohabiter des objets a priori très différents, relevant à la fois des naturalia, des artificialia, des exotica et des scientifica, ces quatre grands principes d’organisation des collections de curiosités. La confrontation entre des objets de nature et de culture différentes devait donner l’impression au visiteur d’être immergé dans le surréalisme. Il s’agissait donc certainement moins d’une résurgence de type anachronique et archaïque (consistant à reprendre tel quel le modèle du cabinet de curiosités) que du désir de rapprocher des contraires et de générer, conformément à certain mot d’ordre surréaliste, des associations libres d’idées. Il semble par ailleurs que l’exposition constituait, en ce milieu des années 1930, le moyen par lequel les surréalistes voulaient, plus encore que par le manifeste, proposer un contre-modèle. Un contre-modèle scénographique d’abord, car il s’agissait de « rompre avec les séculaires accrochages sur les murs anonymes d’une galerie, d’un Salon, d’un musée »6; un contre-modèle artistique ensuite, puisque cette réappropriation, chez Ratton, du cabinet de curiosités devait rendre compte d’une sorte de contre-histoire de l’art, et cela en accord avec le mouvement du primitivisme et cette appropriation bien connue des objets des Autres7. Et par « objets des Autres », Breton n’entendait pas seulement des objets exotiques, mais tous ceux qui semblaient aller à contre-courant des règles de l’art occidental, tous ceux qui n’appartenaient pas aux catégories de l’histoire de l’art, tels que les objets naturels, végétaux, animaux ou mathématiques. Enfin, il voyait aussi dans le cabinet de curiosités l’une de ses idées maîtresses, à savoir que tout peut être mis sur le même pied, sans aucune distinction ou hiérarchie.

Le rôle des artistes assembleurs et accumulateurs

Parallèlement au rôle qu’aura joué le surréalisme dans ce retour d’intérêt pour le modèle du cabinet de curiosités s’ajoute assurément celui que tiendront dans cette histoire les artistes assembleurs et accumulateurs. L’assemblage, on le sait, constitue l’un des procédés d’expression privilégiés des artistes, et ce depuis le début du XXe siècle. En pratiquant selon ce principe, l’artiste s’approche incontestablement des pratiques des collectionneurs réunissant, en un même lieu, des objets, des matériaux de nature différentes. L’hétérogénéité fut d’ailleurs un moteur majeur du collectionnisme dès le XVIe siècle, mais aussi le signe d’une liberté dans l’association du passé au présent, de la nature à l’art. Ainsi, comme l’écrit la critique Adalgisa Lugli, « le rêve du collectionneur de la Wunderkammer est en syntonie avec celui de l’artiste qui crée de l’assemblage »8.
Mais là où le cabinet de curiosités resurgira véritablement comme modèle artistique, c’est principalement dans ce que l’on peut appeler les « œuvres-collections », c’est-à-dire ces œuvres – et elles sont nombreuses – jouant sur le mode métaphorique de la collection. On épinglera, parmi les premières, les différentes versions de la fameuse boîte-en-valise de Marcel Duchamp ou encore les micro-collections de Joseph Cornell, des créations où l’artiste se comporte en véritable collectionneur encyclopédiste, le premier condensant dans une boîte son œuvre en miniature et en reproduction, le deuxième travaillant sur la réunion d’objets trouvés enfermés dans des boîtes, des vitrines ou des meubles. Ces références au monde de la collection se trouveront au cœur de la production d’un grand nombre d’artistes, et ce à compter surtout des années 1960-1970. Citons notamment George Brecht et son installation Repository (1961), une œuvre conçue telle une armoire enfermant des ballons, des jouets, des brosses à dents, autant de reliques personnelles et contemporaines qui envahiront bientôt les projets d’autres artistes, parmi lesquels Claes Oldenburg (Mouse Museum, 1965-1977), Herbet Distel (Museum of Drawers, 1970-1977) ou encore Daniel Spoerri et les différentes versions de son Musée sentimental. Songeons notamment à celui que ce dernier exposera en 1979 à la Kunstverein de Cologne, une installation dévoilant des objets du quotidien, tous choisis en relation avec la mémoire de la ville et ensuite associés dans des vitrines, sans aucun souci de logique rationnelle et historique.
L’antirationalisme domine assurément l’ensemble de ces « musées personnels ». Leurs auteurs cherchent en effet à mettre le regardeur face à une vérité affective et poétique qui s’érige contre la vérité historique et rationnelle telle qu’elle a cours dans l’institution-musée et qui « favorise l’émergence de strates historiques ignorées ou délaissées par l’histoire dominante »9. De telles pratiques s’inscrivent par ailleurs dans le courant de la critique institutionnelle qui, dès les années 1960-1970, enregistre des démarches centrées sur l’espace muséal consistant, dans la majorité des cas, à remettre en cause les dispositifs idéologiques, taxinomiques et scénographiques du musée ; ou encore à questionner la rhétorique et l’autorité du discours muséal. Les musées personnels et fictifs d’artistes participent donc assurément de ce positionnement contestataire et révèlent un contexte qui – en ce qui concerne les relations entre artistes et musées – est autant marqué par des désaccords et des attaques que par une importation de critiques institutionnelles à même les institutions. L’artiste Andrea Fraiser parlera même d’une « institution de la critique », désignant par-là cette disposition nouvelle des musées à absorber les stratégies des artistes, parmi lesquelles celle de revenir à un désordre et à un hétéroclisme rappelant le modèle du cabinet de curiosités.

Premières importations critiques et artistiques

Parmi les exemples pionniers concernant cette importation de l’œuvre vers le musée se trouve le célèbre Block-Beuys, une installation conçue librement par Joseph Beuys au Musée régional de Hesse à Darmstadt entre 1970 et 1986. Pendant plus de quinze ans, l’artiste allemand a installé dans plusieurs salles de ce musée d’art et d’histoire naturelle vingt-trois vitrines contenant des objets de la collection associés à des réalités importées comme objets industriels, matières organiques, travaux personnels, ordonnés selon un système de correspondances éminemment subjectif et offrant, à l’instar des cabinets de curiosités des XVIIe et XVIIIe siècle, une sorte de vision globale et pré-rationnelle du monde. Exemplaire à bien des égards, le Block-Beuys constitue pourtant un cas relativement inédit et isolé pour l’époque. C’est en effet surtout à la fin des années 1980 que des musées, dotés de collections mixtes et relativement hétérogènes, inviteront des artistes à exposer leurs musées personnels, puis à créer, à partir des collections, leurs propres cabinets de curiosités. Avant de proposer quelques exemples significatifs, essayons d’abord de comprendre les raisons de cette ouverture des musées à un modèle qui s’avère au fond anti-muséal.
Si certains musées ont importé les stratégies contestataires des artistes et accueilli en leur sein des œuvres rappelant le désordre, voire le « chaos », des cabinets de curiosités, c’est plus que probablement en raison de l’émergence, dès les années 1980, d’un vaste mouvement de remise en cause du schéma linéaire de l’histoire de l’art, et donc de la présentation des œuvres et des objets dans les musées. Sous l’influence des Postcolonial Studies, des Cultural Studies et des Visual Studies, le modèle occidentalo-centré et très hiérarchisé du musée se voit mis en cause. C’est une époque où l’on cherche à valider l’idée d’un décloisonnement disciplinaire, géographique et culturel. C’est aussi celle où, le white cube moderniste se voit critiqué pour son caractère neutre, aseptisé et formaliste, ce qui entraînera un renouvellement de l’accrochage se voulant dorénavant plus subjectif, plus transversal, moins ordonné. Les années 1980 sont par ailleurs marquées par un contexte de surenchère en matière de renouvellement de l’exposition. Les musées se trouvent en effet dans l’obligation d’organiser toujours plus d’expositions temporaires et, pour les plus modestes d’entre eux, de donner à leur exposition permanente l’apparence d’un événement. L’une des solutions, pour les musées des beaux-arts notamment, est alors de thématiser les accrochages et de réexposer les œuvres en suivant des orientations différentes de la chronologie ou de l’évolution des styles, et ce en mélangeant les périodes et les genres. Pour assurer cette réactivation des collections, on fait appel à des historiens, des philosophes, des commissaires d’exposition indépendants, mais aussi et principalement à des artistes. L’artiste s’est en effet rapidement avéré le commissaire idéal d’expositions consistant à restructurer la présentation du patrimoine muséal sous un angle original – et donc à mettre du désordre dans les collections. Tout en personnifiant le présent, l’artiste contemporain incarne aussi la subjectivité, la sensibilité et, surtout, la transgression. Il peut ainsi se permettre de faire au musée ce que ne s’autorisent justement pas les conservateurs qui y sont attachés. Les exemples abondent à partir des années 1980, et surtout 1990, comme en témoignent les interventions bien connues de Peter Greenaway et de Hans Haacke au Boijmans Van Beuningen à Rotterderdam ou encore celle de Joseph Kosuth au Brooklyn Museum10.

Les débuts d’une reconnaissance

Pendant que l’on assiste à ces bouleversements, qui touchent autant le monde de l’art que l’univers muséal, l’influence du cabinet de curiosités sur la production artistique du XXe siècle gagne elle-même en importance et est de plus en plus reconnue. En 1986, dans le cadre de la Biennale de Venise, une exposition sur ce thème est organisée par Adalgisa Lugli, exposition devenue célèbre parce que montrant, sous la forme d’une fiction (le cabinet des merveilles était attribué à un collectionneur mystérieux), les liens entre les collections de curiosités et les manipulations d’objets des dadaïstes, des surréalistes et des artistes de l’arte povera11. En montrant ces affinités dans le cadre d’une exposition internationale d’art contemporain, le cabinet de curiosités a ainsi gagné en légitimité, rendant plus opératoire encore cette rencontre entre des artistes s’intéressant dans leur art aux méthodes (ou plutôt aux non-méthodes) du cabinet de curiosités et des institutions désireuses, voire forcées, de se réinventer. Parmi elles se sont trouvées les demeures historiques – lieux par excellence du collectionnisme et souvent de la curiosité –, mais aussi ces nombreux musées qui, pour diverses raisons, étaient restés imperméables aux principes de la spécialisation. En France, les exemples sont nombreux, ou du moins exemplaires. Au rang des demeures historiques ainsi traitées, on songe évidemment au château d’Oiron qui, dès le début des années 1990, sous l’impulsion de Jean-Hubert Martin, accueillit une collection d’art contemporain baptisée Curios et Mirabilia. Très tôt, il invita des artistes tels que Daniel Spoerri, Guillaume Bijl, Christian Boltanski, Hubert Duprat ou encore Joan Fontcuberta à créer des œuvres pour le lieu, et ce de manière à produire un contraste fort entre le cadre renaissant du château et la création contemporaine. Ainsi, bien que certains furent conviés en raison de leur intérêt pour l’univers des cabinets de curiosités, le projet d’Oiron fut surtout guidé par ce désir, très précoce chez Jean-Hubert Martin, d’abolir le schéma linéaire de l’histoire de l’art en confrontant le passé et le présent et en juxtaposant les catégories et les cultures. Dans le même registre, citons également le Musée Gassendi à Digne qui, en 1993, se lance dans une politique d’ouverture à l’art contemporain, en conviant des artistes à intervenir dans la réserve géologique de Haute-Provence, mais aussi à élaborer, à partir des collections et des réserves « mixtes » du musée, des cabinets de curiosités.
Ainsi le modèle du cabinet de curiosités devient-il le moyen, pour un très grand nombre d’institutions, d’assumer la diversité, l’hétéroclisme et l’hybridité de leurs collections. Pour ce faire, deux grandes options s’offrent au musée : celle, tout d’abord, de recréer de manière pérenne un cabinet de curiosités à l’ancienne (chose difficile pour une institution qui, malgré tout, reste profondément attachée à la question de la chronologie et aux classifications scientifiques) ; celle, ensuite, d’inviter un collectionneur, un commissaire extérieur ou un artiste à créer, de manière temporaire ou permanente (mais plus souvent temporaire que permanente), son « cabinet de curiosités ».

L’artiste comme « faiseur » de cabinets de curiosités au musée

Demander à un artiste de créer, à partir des collections du musée, un cabinet de curiosités s’est rapidement avéré une stratégie efficace, du fait qu’à aucun moment on attend d’un artiste qu’il justifie son entreprise sur le plan historique. Les cabinets recréés par des plasticiens sont toujours présentés comme une œuvre, comme un geste libre témoignant d’une vision personnelle. Cette stratégie ne vient pas de nulle part. Elle rend compte en effet d’un phénomène qui ira croissant à partir des années 1970, à savoir la légitimation de la figure d’auteur d’exposition12. On ne peut en effet comprendre ces invitations lancées à des artistes sans tenir compte du processus de reconnaissance de ces derniers comme « metteurs en scène » et « manipulateurs » d’objets et d’œuvres d’art. C’est là un élément important à mettre en exergue, car ce qui vient d’être énoncé pourrait donner l’impression que ces interventions ne sont finalement que le fruit d’une instrumentalisation de l’artiste par le musée ; un musée se donnant l’opportunité d’offrir au public de nouvelles lectures et sources de réflexion tout en conférant aux œuvres et aux objets choisis par l’artiste une plus-value, un autre statut. Un musée qui, en s’ouvrant à pareilles initiatives, crée l’événement et vise ainsi l’un de ses premiers objectifs : gagner en notoriété. De telles manœuvres existent — elles sont mêmes plus que visibles. Mais la réalité n’en est pas moins plus complexe, car si le monde muséal est sans cesse en quête d’inventivité et de propositions hors du commun, il n’attend pas des artistes qu’ils approchent les collections de manière intuitive et transgressive à tous les coups. Ils espèrent d’eux qu’ils jouent sur deux registres : celui de la poésie, de l’ironie et de la critique, d’une part ; celui de l’érudition et de la recherche, de l’autre. Illustrons le propos, à travers le cas de Mark Dion.
Depuis de nombreuses années, l’artiste américain Mark Dion (1961) apparaît comme le faiseur par excellence de cabinets de curiosités au profit des musées. On ne compte plus en effet les invitations qui lui ont été lancées ces dernières années pour produire, à partir de collections relativement hétéroclites ou d’un patrimoine témoignant d’un lien étroit entre art et science, des cabinets de curiosités13. Cette reconnaissance ne s’explique toutefois pas seulement par l’intérêt que manifeste l’artiste, depuis longtemps déjà dans son œuvre, pour les accumulations d’objets et l’histoire des collections. Son succès tient aussi au fait qu’il est parvenu à imposer de lui l’image d’un artiste inventif, critique et sensible, tout en renvoyant à d’autres figures – plus « sérieuses » pourrait-on dire – de l’artiste archéologue, botaniste, archiviste, historien, bref de l’artiste chercheur. Cette posture d’artiste chercheur, qu’il est loin d’assumer seul, dévoile au moins deux évolutions intéressantes : d’une part, une évolution relativement aux méthodes, appartenant à une grande diversité de champs disciplinaires ; d’autre part, une évolution relative aux quêtes théoriques et critiques. Mark Dion ne s’adonne pas, comme certains de ses aînés, à une critique institutionnelle dans le sens moderniste du terme ; il fait plutôt partie d’une génération d’artistes qui s’approprient ce qui existe déjà et qui, comme l’écrit Hal Foster, « sont attirés par l’information historique perdue ou supprimée, [qu’] ils tentent de rendre à nouveau physiquement présente et dont ils exploitent avantageusement la spatialité non-hiérarchique »14. Reproduire les méthodes d’expositions hétérogènes propres aux cabinets de curiosités n’est donc pas une façon pour l’artiste d’exposer un musée personnel, de critiquer le modèle du musée moderne ou de faire revivre, par une sorte de nostalgie passéiste ou de foi en l’anachronisme, la tradition de la Wunderkammer. Bien plutôt, Dion s’ingénie à combler la frontière entre ce qui relève de l’objectivité scientifique et ce qui à trait à la fiction. L’objectivité scientifique, car il adopte une démarche proche du chercheur et de l’archiviste en mettant au jour des matériaux historiques enfouis, des objets oubliés ou orphelins. La fiction, puisqu’il est essentiel pour lui de faire œuvre et d’imposer ses propres catégories interprétatives. Il déclarera d’ailleurs assumer l’usage du « symbolique, de l’anthropomorphique, du comique, de l’ironie, et du poétique », c’est-à-dire, ces « outils auxquels les scientifiques n’ont pas accès, contrairement aux artistes »15.
La référence à la Wunderkammer, un « élégant cache-misère d’expositions sans projet » ?
Ce commentaire, que l’on doit à Patricia Falguières16, en dit long sur le phénomène de mode (sans doute excessif) dont le cabinet de curiosités est aujourd’hui l’objet. Si l’on ne doute guère de l’abus que peuvent en faire certains musées qui, par manque d’imagination ou de temps, invitent des artistes à réorganiser une partie de leurs collections selon un modèle en vogue, il convient néanmoins de garder à l’esprit que le cabinet de curiosité n’a pas resurgi de nulle part, qu’il est revenu sur les devants de la scène artistique, muséale (et commerciale) en raison d’un lent et progressif processus d’artification. Celui-ci s’est opéré, on l’a vu, sous l’impulsion des expositions avant-gardistes et des musées personnels d’artistes, mais aussi sous l’influence de ce vaste mouvement de remise en cause du continuum temporel de l’histoire de l’art et des classifications propres aux institutions muséales. L’artiste et le musée ont donc peu à peu développé d’autres relations avec la tradition et ont contribué, sans en avoir nécessairement conscience, à artialiser la Wunderkammer.
Et c’est bien parce que le cabinet de curiosités reste un dispositif archaïque, et qu’en cela il ne remplacera jamais le modèle muséal, qu’il est devenu, au même titre que d’autres dispositifs, une œuvre d’art. Ce ne sont en effet pas seulement les cabinets fictifs d’artistes qui font œuvre aujourd’hui, mais le dispositif ou l’idée même du cabinet de curiosités, et plus globalement encore, l’idée de collection. Combien de musées, de fondations privées ou d’expositions internationales n’ont pas ces dernières années reconstitué – et donc exposé comme des œuvres en soi – des collections ? Songeons, par exemple à la reconstitution du Mur de l’atelier de Breton au Centre Georges Pompidou en 2003 ou, plus récemment encore, à l’exposition de la collection de minéraux de Roger Caillois à la Biennale de Venise en 2013. À ces exemples s’en ajoutent bien d’autres, plus troublants encore. Nous songeons ici aux deux vitrines conçues par Georges Henri Rivière pour la galerie culturelle du Musée des arts et des traditions populaires, vitrines qui furent présentées comme des chefs-d’œuvre muséographiques au Centre Georges Pompidou de Metz dans le cadre de l’exposition inaugurale Chefs-d’œuvre ? en 2011. Le fait que des vitrines de musée soient exposées comme des œuvres d’art montre que l’on est face à un phénomène général d’artification qui touche également les expositions (reconstituées à l’envi ces dernières années), mais aussi, dans une certaine mesure, les musées, et pas seulement du point de vue de leur architecture. On peut se demander, en effet, si certains musées, lorsqu’ils recréent ou amplifient l’atmosphère d’un cabinet de curiosités, ne deviennent pas eux aussi des œuvres en soi. Ainsi le Musée de la chasse et de la nature à Paris invite à poser cette question. À l’occasion de sa rénovation en 2007, ce musée a pris le parti d’accentuer, par une nouvelle muséographie et l’intégration d’œuvres contemporaines (« qui n’ont pas l’air d’en être »)17, l’hétérogénéité des collections, le caractère insolite de l’accrochage et les rapprochements audacieux. Profitant de l’attrait général pour la taxidermie et les cabinets de curiosités, ce musée s’est donc en quelque sorte artialisé, devenant même, aux yeux des amateurs d’art contemporain, une véritable « installation ».
----------------------
1. Cette expression revient à Patricia Falguières. Cf. sa préface, dans Julius von Schlosser, Les cabinets d’art et de merveilles de la Renaissance tardive, une contribution à l’histoire du collectionnisme, préface et postface par Patricia Falguières ; traduit de l’allemand par Lucie Marignac, Paris, Macula, 2012, p. 23.
2. Ibidem.
3. Julien Bondaz, Nélia Dias et Dominique Jarrassé, « Collectionner par-delà nature et culture », Gradhiva [En ligne], n° 23, 2016, mis en ligne le 25 mai 2016, consulté le 11 décembre 2017, gradhiva.revues.org/3128
4. Idem, p. 44.
5. André Breton, cité par Didier Ottinger, « Exposition surréaliste d’objets, 1936 », Dictionnaire de l’objet surréaliste, Paris, Gallimard et Centre Georges Pompidou, 2013, p. 76.
6. Marcel Jean, Histoire de la peinture surréaliste, Paris, Seuil, 1959, p. 280.
7. Benoît de L’Estoile, Le goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2010, p. 325.
8. Adalgisa Lugli, Assemblage, Paris, Adam Biro, 2000, p. 59.
9. Entretien de Jean-Hubert Martin avec Catherine Millet, « Cabinets de curiosités : qu’est-ce qui s’y cache ? », Art Press, n° 190, 1994, p. 40.
10. Sur les expositions d’artistes à partir des collections muséales, cf. Julie Bawin, L’artiste commissaire : entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée, Paris, Editions des archives contemporaines, 2014.
11. Anne Bénichou, Un imaginaire institutionnel. Musées, collections et archives d’artistes, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 19.
12. Dans un contexte où l’exposition s’émancipe et se multiplie, la fonction d’organisateur d’exposition, jusqu’alors essentiellement dévolue aux directeurs d’institutions et conservateurs de musée, s’autonomise, offrant la possibilité de faire appel à des personnalités qui ne sont plus nécessairement des professionnels du monde muséal (voir à cet égard l’article de Nathalie Heinich et de Michael Pollak : « Du conservateur de musée à l’auteur d’expositions : l’invention d’une position singulière », Sociologie du travail, vol. XXXI, n° 1, 1989, pp. 29-49.)
13. La liste des interventions de Mark Dion ne pourrait être exhaustive. On citera néanmoins les cabinets réalisés pour le Musée Gassendi (la Collection-Index Digne, 2003) pour le Musée de la Chasse et de la nature en 2006 (Cabane Sommer) ainsi que le Cabinet of Curiosities qu’il conçoit en 2000 pour le Wiesman Art Museum (University of Minnesota), The Lost Museum pour le Jenks Museum of Natural History and Anthropology (Brown University, Providence, 2014-2015) ou encore le projet Oceomania: Souvenirs of Mysterious Seas From the Expedition to the Aquarium (Nouveau Musée national de Monaco, 2011) et Extra Naturel. Voyage initiatique dans les collections des Beaux-Arts de Paris (Palais des Beaux-Arts, 2016).
14. « […] these archival artits are drawn to historical information that is lost or supressed, and they seek to make It physially present once more » (Hal Foster, Bad New Days. Art, Criticism, Emergency, Londres et New York, Verso, 2015, p. 32).
15. Sarina Basta et Armelle Pradalier, Entretien avec Mark Dion, dans Mark Dion. Extra Naturel. Voyage initiatique dans les collections des Beaux-Arts de Paris, Beaux-Arts de Paris Editions, 2016, p. 139.
16. Patricia Falguières, op. cit., p. 269.
17. Tels sont les propos de son conservateur, Claude d’Anthenaise (cf. Claude Allemand-Cosneau, Claude d’Anthenaise, Thomas Huber, Laurent Salomé et Éric de Chassey, « Les pratiques récentes de mixité entre art actuel et art ancien : le contemporain dans les musées », Perspective [En ligne], n° 4, 2009, mis en ligne le 31 juillet 2014, consulté le 11 décembre 2017, perspective.revues.org/1258).